- Posted: 16 janvier 2023
Le Gwell, un gros lait fermenté breton
Texte : Laurence Goubet
Photos : Paul Stefanaggi (sauf couverture) réalisées à la Ferme des 7 chemins à Plessé, l’un des deux producteurs de Gwell en Loire-Atlantique
Derrière le Gwell®, se cache bien plus qu’une spécialité laitière fermentée qui garnit les crêperies et tables bretonnes depuis plusieurs siècles et qu’on trouve désormais sur les étals de quelques fromagers aguerris.
Au moment où commence la démarche d’obtention d’un signe officiel de qualité, le Gwell® est devenu tant le symbole de la sauvegarde collective d’une race locale et d’un patrimoine culinaire régional et scientifique, que du développement et de la promotion de systèmes agro-écologiques vertueux.
La Bretonne Pie Noir
Cette race locale dont nous parlions c’est la « Bretonne Pie Noir ».
Bien qu’elle soit la plus petite race de vache avec ses 1,17m au garrot en moyenne, la Bretonne ne passe plus inaperçue depuis qu’elle est devenue, en 2010, Sentinelle Slow Food*, puis, que l’une d’elle, Fine, fut l’égérie du Salon de l’agriculture en 2017.
Sa robe blanche et noire (d’où lui vient son nom Pie Noir) n’est pas sans rappeler la Prim’Hosltein, plus que répandue dans les fermes laitières de France. Mais la Bretonne se différencie notamment par sa petite houppette blanche au milieu de la tête, au-dessus de laquelle se dressent fièrement ses jolies cornes arrondies qui lui donnent fière allure.
Outre ces aspects physiologiques, la Bretonne Pie Noir se distingue avant tout par de nombreuses qualités d’élevage — grande rusticité, adaptabilité sans faille aux conditions météorologiques difficiles (et notamment au climat humide et aux sols acides, pauvres et granitiques du territoire armoricain), résistance aux maladies, belles qualités maternelles, importante fertilité et longévité exceptionnelle — mais aussi par son lait très fromageable, car naturellement riche en matières grasses et protéines, et sa viande, particulièrement persillée et appréciée des gourmets pour sa finesse et son onctuosité.
Bien qu’elle offre de merveilleux produits laitiers et contribue à l’entretien de paysages naturels fragiles, la Bretonne Pie Noir a le défaut de produire moins de lait (env 3600 L par an) que sa cousine Hollandaise qui lui sera préférée, au moment où les choix regrettables de notre politique agricole ont tendance à favoriser le productivisme à la sauvegarde du patrimoine et de l’environnement.
Une préférence qui aurait pu provoquer sa disparition.
En 1900, la Bretonne était la première race Française avec 700 000 têtes recensées. Pourtant en 1975, seules 15 000 vaches, souvent âgées, subsistent, et l’extinction est presque irrémédiable. Mais c’est sans compter sur l’implication de 46 éleveurs qui s’engagent à sauver l’espèce et sa diversité génétique au travers de leurs 311 femelles reproductrices et de la mise en place du premier plan de sauvegarde d’une race bovine en France.
Par ce mouvement collectif, les éleveurs prennent conscience que la sauvegarde de la race nécessite la valorisation économique de ses productions et que, par conséquent, le Gwell®, le plus typique d’entre eux mérite de retrouver sa place sur les tables des ménages et des restaurants.
Gros lait
Le Gwell® tire ses origines dans la recette traditionnelle du lait fermenté issue de la Bretonne Pie Noir et appelé historiquement le «gros lait». Son origine est estimée au XIXe siècle dans le Pays de Douarnenez dans le Finistère.
Jusqu’au début du 20è siècle, on le consomme de façon traditionnelle dans les foyers et crêperies bretonnes. Tombé en désuétude, le renouveau du gros-lait a été initié depuis les années 80 à travers un long processus collectif initié par les éleveurs de Bretonne Pie Noir.
Selon les régions, le produit adopte des noms différents : laez-Goell, laëz-gwenn, laëz- téo… avant que le nom Gwell® (signifiant “le meilleur” en Breton) ne l’emporte officiellement en 1993, identifiant le gros-lait à une race en particulier.
Au fur et à mesure des années, des groupements d’agriculteurs locaux, courant de la Bretagne à la Loire-Atlantique se regroupent pour préserver cet héritage. Collectivement, ils tentent de développer le produit par un travail de recherche participative, d’échanges sur les pratiques, d’étude de marché et par la sécurisation de la fermentation microbiologique à travers la conservation collective du levain indigène* afin d’assurer le maintien d’un produit à la fois traditionnel, authentique, de qualité.
En 1993 la marque Gwell® est déposée par l’UBPN (Union des producteurs de Bretonne Pie Noir) et le premier cahier des charges est établi.
En 2014, la commission européenne lance une action préparatoire sur l’utilisation des ressources génétiques végétales et animales négligées dans l’agriculture. Parmi les 4 projets sélectionnés figure le Gwell®.
En 2018, après avoir mené son mémoire de fin d’étude sur le thème de la conservation du ferment Gwell, Lucas Von-Gastrow entreprend une thèse, avec le soutien de l’INRA, sur l’étude de la dynamique et de l’évolution des communautés microbiennes de levains obtenus par la méthode du « back-slopping » à travers les exemples du Gwell® et du pain au levain.
Cette même année, on comptabilise 37 000 kg de Gwell® vendus, et ce uniquement en circuits-courts.
En 2019, l’APPG (Association des Paysans Producteurs de Gwell®) entreprend auprès de l’INAO les premières démarches dans le but de l’attribution d’un signe officiel de qualité.
Cette première prise de contact et d’échanges pour annoncer les intentions des éleveurs, en vue de déposer officiellement un dossier a bout objectif de permettre la reconnaissance de ce produit d’exception et la sauvegarde de son savoir-faire par la prise en compte complète de ses caractéristiques techniques, microbiologiques, sensorielles et patrimoniales.
Cette démarche devrait par ailleurs permettre la mise à jour du nouveau cahier des charges actuels, prenant en compte l’environnement, le terroir, les conduites d’élevage et le bien être animal.
Fabrication
Le Gwell® est produit par repiquage, c’est-à-dire par ensemencement du levain naturel (le Gwell® de la transformation précédente) dans le lait pasteurisé. Sa fabrication nécessite donc le maintien du levain au cours du temps et peut nécessiter sa transmission entre éleveurs.
- Étape n°1 : La pasteurisation
Le lait entier, non standardisé (c’est-à-dire sans ajustement de la matière grasse) est chauffé à 85/90°C pour être pasteurisé, afin de tuer les bactéries nocives qui s’y trouvent. - Etape n°2 : Le refroidissement et l’ensemencement
Après la pasteurisation on laisse refroidir le lait pendant 45 min maximum. Quand celui-ci est arrivé à température ambiante (35°C environ), on ajoute le ferment lactique, c’est-à-dire le Gwell® de la précédente production (5 à 10%). On dit alors qu’on l’ensemence. - Etape n°3 : L’étuvage
L’étuvage consiste à maintenir la préparation à 30°C. L’opération dure entre 3,5 et 6 h. - Etape n°4 : Le refroidissement & stockage
Quand l’étuvage est terminé, le Gwell® est refroidit et stocké à une température entre 2 et 4°C.
Un goût et une texture unique
Par cette technique ancestrale, le Gwell® se rapproche inévitablement du lben au Moyen-Orient ou du viili en Finlande voire même de certains laits fermentés en Inde.
Le Gwell® a un aspect proche du yaourt avec une texture plus crémeuse, très soyeuse, légèrement ferme et filante, et non cassante.
Au goût, comme pour le lait ribot c’est d’abord la fraîcheur et le caractère acidulé typique des produits fermentés qui ressortent, mais aussi une grande douceur et son onctuosité.
S’il est très tentant de le consommer comme tel, à la petite cuillère, sachez qu’il se cuisine de multiples façons, et s’agrémente tant avec les plats salés et sucrés, que ça soit en condiment ou en sauce.
Il peut également être utilisé en pâtisserie (par exemple en remplacement du lait dans les pancakes afin de les rendre plus léger encore)
Le symbole d’une nouvelle agriculture
Si le projet collectif de défense du Gwell® est accompagné par la Commission Européenne et bénéficie du concours de l’INRA et de son Centre International de Ressources Microbiennes, du CNRS Muséum National d’Histoire Naturelle et du financement des régions Bretagne et Pays de la Loire c’est que les institutions reconnaissent la haute valeur gastronomique, culturelle, sociale et environnementale de ce produit. Par la valorisation économique et culinaire de ce produit le Gwell® souligne l’importance de sauvegarder les races locales et leurs diversités génétiques et de mettre en lumière les innovations agroécologiques paysannes et le modèle vertueux des circuits-courts.
Face à ces enjeux patrimoniaux, l’Association des Paysans Producteurs de Gwell® a permis récemment aux autres races locales (La nantaise, l’Armoricaine et la Froment du Léon) qui présentent des caractéristiques proches de la Pie Noir de rejoindre le mouvement et de pouvoir produire, eux aussi, du Gwell®.
Aujourd’hui, on compte 15 producteurs de Gwell®, dont 14 à partir du lait de Bretonne Pie Noir, et un à partir du lait de Froment du Léon.
Car loin de l’idée d’une uniformisation, les premières études ont déjà montrés que s’il existait une flore microbienne majoritaire qu’on retrouve dans toutes les productions de la quinzaine de fermes qui commercialisent actuellement ce produit, la composition et le goût varie inévitablement légèrement d’une ferme à l’autre… prônant là, encore et plus que jamais, la richesse gustative de la biodiversité de nos sols que seule une agriculture paysanne de proximité peut défendre.
Définitions
SENTINELLE SLOW FOOD
Les Sentinelles sont des projets de l’association Slow Food, qui par la promotion de l’éducation au goût se veut œuvrer à la préservation de la biodiversité.
Les sentinelles ont été créées pour accompagner les petits producteurs et sauver les productions artisanales de qualité. Leur objectif est de garantir un futur aux communautés locales en organisant les producteurs, en cherchant des nouvelles voies de commercialisation et en valorisant saveurs et terroirs.
FERMENT INDIGÈNE
Appelé aussi levain et qualifié aussi de sauvage, vivant ou naturel, le ferment indigène se caractérise par une flore microbienne complexe (bactéries lactiques, levures, moisissures…) qui peut agir spontanément sans l’utilisation de techniques de repiquage ou sans intervention humaine. Ce sont des structures vivantes, dynamiques, en perpétuelle évolution.